[Accueil]
[
Agenda]
[
Voir le film]
[
Communiqués]
[
Le livre]
[
Grands témoins]
[
Vos témoignages]
[
Liens]

[L'association]
[
Le bulletin]
[
Adhérez]
[
Contact]

 

M de jaeghere

"Religieusement correct"

un excellent article de
Michel De Jaeghere [LeFigaro.fr - 10 mars 2004]

L'Inquisition reçut ce nom parce qu'elle introduisait une nouveauté dans la procédure médiévale : celle de faire précéder toute condamnation d'une enquête au cours de laquelle le suspect serait entendu, tandis que seraient examinées les preuves de son crime. Nous n'avons plus de ces délicatesses. Ce qui étonne dans l'étrange procès qui a été fait à Mel Gibson à l'occasion de la sortie de son film, c'est tout de même le nombre de condamnations émanant d'autorités ou d'individus qui ne l'avaient pas vu.

Le fond de l'acte d'accusation en dispensait, il est vrai, les accusateurs. Parce qu'il se résumait à ceci : d'avoir présenté les autorités juives comme étant responsables de la condamnation et de la mort du Christ. Nul ne soupçonne en effet la bonne foi de Mel Gibson. Nul ne l'a accusé d'avoir donné un physique déplaisant aux personnages juifs de son film, nul ne l'a soupçonné d'avoir réduit leurs caractères à des archétypes caricaturaux : c'est la trame même de l'histoire qu'il raconte qui a été mise en cause, le fil du scénario (dont les procureurs n'avaient du reste qu'une connaissance imprécise, grâce au vol d'une première ébauche du script) qui a été stigmatisé comme fauteur d'antisémitisme, parce que ce scénario présentait le grand prêtre et le clergé juif du temple de Jérusalem comme les instigateurs de la condamnation à mort de Jésus. Point n'était donc besoin de voir le film. Il suffisait de savoir qu'il mettait en scène cette vision scandaleuse de la Passion du Christ.

On a dit, on a répété qu'il y avait là, de la part de Mel Gibson, un inacceptable obscurantisme. Que le concile Vatican II avait récusé une fois pour toutes l'idée d'une culpabilité des autorités juives dans la mort de Jésus. Le problème est que cela est faux. Par sa déclaration Nostra Aetate, les Pères conciliaires se sont bornés à affirmer que «ce qui a été commis durant (la) Passion ne peut être imputé indistinctement ni à tous les juifs vivant alors, ni aux juifs de notre temps». C'était répudier la tradition patristique selon laquelle le peuple élu porterait, depuis la mort du Christ, le poids de la malédiction divine : ce que l'on a appelé l'accusation de «déicide». Refuser l'idée d'une responsabilité héréditaire et collective (la bizarrerie est qu'on invoque désormais une telle responsabilité pour inviter les chrétiens à la repentance pour les fautes que leurs ancêtres auraient commises – mais cela est une autre histoire).

La même déclaration conciliaire n'en rappelait pas moins que «des autorités juives, avec leurs partisans, (avaient) poussé à la mort du Christ». Comment aurait-elle pu dire le contraire ? Le fait figure en toutes lettres dans les quatre Evangiles !

«Voici que nous montons à Jérusalem et le Fils de l'Homme va être livré aux grands prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort et le livreront aux païens pour être bafoué, flagellé et mis en croix, et le troisième jour, il ressuscitera.» (Matthieu, 20 18-19)

«Alors les grands prêtres et les anciens du peuple s'assemblèrent dans le Palais du grand prêtre qui s'appelait Caïphe, et se concertèrent en vue d'arrêter Jésus par ruse et de le mettre à mort» (Matthieu 26 3-4)

«Or les grands prêtres et le Sanhédrin tout entier cherchaient un faux témoignage contre Jésus en vue de le faire mourir.» (Matthieu 26 59)

«A dater de ce jour, ils furent résolus à le tuer.» (Jean, 11-48)

«Alors le grand prêtre déchira ses tuniques et dit : «Qu'avons-nous besoin de témoins ? Vous avez entendu le blasphème» (...) Tous prononcèrent qu'il méritait la mort.» (Marc 14 63)

«Ayant convoqué les grands prêtres, les chefs et le peuple, Pilate leur dit : «Vous m'avez présenté cet homme comme poussant le peuple à la révolte ; or j'ai instruit l'affaire devant vous et je n'ai trouvé cet homme coupable d'aucun des crimes dont vous l'accusez (...) Vous le voyez, cet homme n'a rien fait qui mérite la mort. Je le relâcherai donc après l'avoir châtié.» Mais eux se mirent à vociférer tous ensemble : «A mort cet homme. Et relâche-nous Barrabas». (...) Pilate, dans son désir de relâcher Jésus leur adressa de nouveau la parole. Mais eux lui criaient : «Crucifie-le, crucifie-le.» (...) Alors Pilate prononça qu'il fut fait droit à leur demande. Il relâcha celui qui avait été mis en prison pour émeute et pour meurtre, et il livra Jésus à leur bon plaisir.» (Luc 23 20-25).

Faut-il rappeler que, tout au long de la semaine sainte, les catholiques entendent debout la lecture de ces textes parce qu'ils les tiennent pour la parole de Dieu ?

Surnaturellement, les chrétiens savent qu'ils sont, par leurs propres péchés, les vrais auteurs de la mort du Christ, venu donner sa vie pour nous racheter de nos faiblesses, de nos trahisons, de nos indignités. Ce que Mel Gibson a manifesté, d'une façon saisissante, en voulant que sa seule apparition à l'écran soit celle de sa main tenant les clous qui s'enfoncent dans les paumes du Christ, lors de sa mise en Croix. Historiquement, cette mort a cependant été provoquée, voulue, consentie par des individus, par des êtres de chair et de sang qui, sauf à admettre qu'ils aient été victimes d'une prédestination par laquelle le Créateur les aurait condamnés à se faire les exécuteurs des basses oeuvres de la justice divine, sont restés jusqu'au bout libres de leurs actes : Judas, qui a livré Jésus, les grands prêtres qui l'ont condamné, Pilate, qui leur a prêté le concours de la force publique.

Si raconter cela, c'est faire acte d'antisémitisme, alors, c'est l'Evangile qu'il faut désormais interdire.

On dira (on a déjà dit) que mettre en cause les grands prêtres, c'est négliger le poids de l'occupation : le fait que les autorités juives n'auraient pu mettre à mort elles-mêmes le Christ sans l'aval des autorités romaines. On n'est pas si regardant lorsque l'on juge les condamnations que l'Eglise faisait exécuter, au Moyen Age, selon le même procédé, par le bras séculier. Ce que dit l'Evangile, ce que saint Paul confirme («Ce sont les Juifs qui ont fait mourir le Seigneur Jésus et les prophètes», Thessaloniciens 15-16) c'est que la mort du Christ a été voulue par les autorités juives, parce que, selon les paroles de Caïphe, «il vaut mieux qu'un seul homme meure pour le peuple» (Jean 18-14)

Marc-Olivier Fogiel s'est demandé, sans rire, si Mel Gibson avait le niveau intellectuel requis pour traiter un sujet aussi complexe, et l'on a vu fleurir, ces derniers jours, théologiens et docteurs de l'Eglise là où on les aurait le moins attendus. Le cinéaste n'avait-il pas, ici, pris des libertés avec le texte des Evangiles ? N'avait-il pas commis au contraire la faute (aggravante) de le retranscrire ailleurs à la lettre ? Des libertaires ont donné leur avis sur la théologie de la Passion. Des agnostiques se sont étonnés de la modestie de l'évocation de la résurrection. La foi de Mel Gibson, a tranché Patrick Sabatier dans Libération, relève d'une «variante chiite du christianisme».

Préfet de la congrégation du clergé, et donc l'un des tout premiers collaborateurs du Pape, le cardinal Castrillon Hoyos a estimé quant à lui après avoir vu le film : «Je troquerais avec joie nombre des homélies que j'ai prononcées sur la Passion contre juste quelques minutes de ce film. (...) C'est un triomphe de l'art et de la foi. Je voudrais que tous les prêtres catholiques, dans le monde, le voient.»

On a accusé Mel Gibson de violence gratuite. On est moins délicat d'ordinaire, et il n'y a pas longtemps que certains célébraient la représentation d'un viol de treize minutes comme un miracle de création artistique. Mais quelle violence fut moins gratuite que celle qui fut subie, acceptée par le fils de Dieu pour le rachat de nos péchés ? Si elle nous choque, c'est peut-être que nous avons pris l'habitude de ce que la Passion du Christ, la flagellation, le couronnement d'épines, la crucifixion soient pour nous des mots vidés de sens. Nous les répétons sans réaliser pleinement ce qu'ils signifient. L'Eglise interdisait autrefois les représentations de la Croix qui oblitéraient les marques de la souffrance du Crucifié. Nous avons oublié le Christ de douleurs de Mathias Grünewald, nous nous satisfaisons du Christ libérateur de Salvador Dali : sur la Croix, il semble avoir déjà ressuscité.

Dans un monde saturé d'images de violence et de détresse, la croix du Christ a cessé de nous apparaître pour ce qu'elle est : l'instrument du plus douloureux et du plus infamant des supplices, «scandale pour les Juifs, folie pour les païens» (Corinthiens, 1-22), l'autel du sacrifice sanglant qui a assuré la rédemption du monde et que perpétue de façon non sanglante le sacrifice de la messe (comme le suggère dans le film un flash-back associant la Croix à la dernière cène dans une parfaite conformité à la théologie définie par le concile de Trente). Or cette violence est pour les Chrétiens le signe même de leur espérance : c'est elle qui leur fait comprendre qu'il n'est pas de crime dont le châtiment du Juste n'ait valu l'expiation. C'est à son aune que se mesure l'amour du Christ. C'est elle aussi qui rend si vaine la recherche des responsables de sa mort sur la Croix : par le caractère unique, exceptionnel du martyre pardonné, consenti par celui qui a dit «Aimez vos ennemis», elle nous fait sentir que ce qui fait pleuvoir les coups sur les épaules de la victime, peser la Croix sur son dos, couler le sang sur son front, ce n'est pas la méchanceté des Romains ou l'infidélité des Juifs, ce sont les nôtres.

On a incriminé Mel Gibson pour avoir interpolé dans son récit une scène absente des écritures, mais inspirée des récits d'une voyante mystique du XVIIIe siècle, la Bienheureuse Anne-Catherine Emmerich. On y voit des charpentiers juifs fabriquer la Croix de Jésus. Qui voudrait-on qui la fabrique ? Le fond des choses est que tout le monde, ou presque, dans cette histoire, est juif : les grands prêtres et la foule qui hurle à la mort, mais aussi les apôtres, les saintes femmes et le bon larron, la Sainte Vierge et le disciple resté seul, avec elle, au pied du crucifix. Les païens n'apparaissent qu'en contrepoint dans l'Evangile : deux centurions, Pilate, une Cananéenne, les soldats qui flagellent le Christ ou tirent au sort sa tunique.

Telle est, aux yeux des catholiques, la destinée singulière du peuple élu qu'il a été choisi pour offrir, comme en un microcosme de la Création tout entière, ceux qui livreraient le Christ à la mort et ceux qui formeraient la primitive Eglise ; qu'il lui a même été donné de compter parmi les siens l'Homme-Dieu venu racheter l'humanité par son supplice. Réduire ce mystère à notre mesure pour en nourrir nos polémiques a quelque chose de dérisoire. L'antisémitisme est un sujet trop sérieux pour qu'il soit tolérable qu'on en instrumentalise la menace à des fins étrangères à la sûreté des Juifs. Qui peut croire qu'elle soit menacée aujourd'hui par un renouveau identitaire du christianisme ? Qui imagine vraiment qu'un tel film pourrait pousser des chrétiens exaltés à persécuter des juifs au motif que leurs grands prêtres ont fait mettre à mort, il y a deux mille ans, le Christ ? La législation française réprimait, sous la Restauration, le blasphème. La suppression de ce délit fut considérée par les Libéraux comme une grande victoire. Un siècle et demi plus tard, la censure nous est présentée comme une idée neuve.

Le paradoxe est que le blasphème de Mel Gibson tient au seul fait d'avoir proclamé, sans égard pour les mots d'ordre du «religieusement correct», la plénitude de sa foi catholique.

 

Réalisation : ICS-Informatique